Sous le masque des Modernes Le visage des Anciens
Les œuvres qu’Alex Magrini a regroupées pour cette exposition se présentent comme une série de reformulations d’une même proposition qui pourrait tenir en quelques mots: Sous le masque des Modernes, le visage des Anciens. Depuis quelques années déjà, Magrini traite, en variant les matériaux et les approches, le rapport à l’héritage architectural et artistique. Que ce soit en empruntant des éléments d’une autre époque, des arcades par exemple, ou en simulant des ruines ou des constructions anciennes; en trafiquant des sérigraphies pour leur donner une allure de vieux parchemins altérés ou en reproduisant des motifs qui réfèrent à des vestiges du passé; en analysant des éléments d’architectures ou en traitant des monuments qu’il a photographiés un peu partout (sur l’île de Malte, à Arles, à Chicoutimi entre autres), il multiplie les rappels et les citations de moments clés de l’histoire.
Dans cette série d’œuvres, Magrini superpose deux temps, le passé et le présent, en occupant le présent en référence au passé et en jouant sur l’actualité postmoderne. Mais il condense aussi deux dimensions spatiales dans chacune de ses œuvres, et ce, en utilisant divers procédés: recréer un intérieur et un extérieur, suggérer une œuvre architecturale mais avec les moyens de la sculpture, juxtaposer des éléments aux dimensions réelles et des détails réalisés à une autre échelle, etc. Toutes ces interventions sur l’espace méritent une attention particulière si l’on veut saisir les multiples facettes de la proposition de base.
Accrochées au mur, certaines œuvres se présentent d’emblée avec des caractéristiques de sculptures. Les bas-reliefs posés sur des boîtiers d’aluminium se déploient dans un espace construit par l’artiste. Ils ont des propriétés d’objets dont on peut faire le tour, qu’on regarde sans toucher parce qu’ils sont là, figés dans leur réalité de sculptures. Il pourrait aussi s’agir de maquettes de sites ou d’ouvres du passé ou d’installations à venir. Mais quoi qu’il en soit du statut de ces pièces, elles évoquent inévitablement une architecture que l’on ne pénètre, toutefois, que du regard: espaces déambulatoires réduits puisqu’ils n’autorisent que la circulation de l’œil, espaces qui sont pourtant à l’échelle de temples ou de villes (Magrini s’est entre autres inspiré de Pompéi) que l’on domine ici par une vue en plongée.
D’autres œuvres, les sérigraphies, reprennent différemment la proposition de base qui, rappelons-le, se réfère au titre: Sous le masque des Modernes, le visage des Anciens. Elles jouent, comme la plupart des œuvres de la représentation classique, sur une illusion de profondeur. Elles en illustrent même certains fondements techniques: alignement de colonnes dont les formats décroissent avec “l’éloignement”, jeux d’ombre, percée perspectiviste, superposition partielle de certains plans, etc. Mais l’artiste est aussi intervenu en surface. Les brûlures du papier ramènent l’attention à l’espace du support qui perd sa rectangularité de cadre. Certaines atteignent même le motif de la sérigraphie. Elles le percent, l’ajourent comme pour rappeler le manque de profondeur. Encore une fois, la condensation de deux temps, le passé (de ce qui est représenté et de l’allure vieillie du papier) et le présent (medium et support) s’exprime par l’attention portée alternativement sur les deux espaces, celui du motif qui nous amène loin dans le temps et dans l’espace et celui du support qui insiste sur l’actualité de la réalisation et la bidimensionnalité de l’œuvre.
La pièce de résistance de cette exposition, Hommage à Camille Claudel ou Ne tuez pas Rodin offre plusieurs niveaux de circulation entre des temps et des espaces différents. Cette installation aux dimensions imposantes (120″x 300″x 108″) simule l’architecture du portique d’un temple ou l’enceinte d’un jardin qui abriterait une sculpture. Magrini fait référence à une architecture néoclassique dans les deux cas. Cette impression est renforcée par le caractère aéré de son installation, par la circulation, motrice (on peut se promener entre les colonnes, le spectateur est même invité à entrer dans l’œuvre) ou visuelle entre le dedans et le dehors, ce qui rappelle l’atmosphère de l’antiquité méditerranéenne. Les principaux matériaux de l’installation, plâtre, néon, renforcent cette impression d’être à la fois dehors et dedans. Matériaux dont on décore les intérieurs, les plâtre n’offrent pas une résistance suffisante pour subir les intempéries. Par ailleurs, son allure et sa “texture poreuse rappellent le marbre, pierre qui garnit bien des jardins romains. Au contraire, le néon qui éclaire partiellement l’installation en s’y intégrant appartient à l’univers de la rue américaine contemporaine ou à celui du décor de spectacle. L’éclairage coloré jeté par les spots accentue cette dimension clinquante de l’œuvre et produit une atmosphère de scène de théâtre.
Cette oscillation entre le dedans et le dehors, entre le passé et le présent, est prolongée par la présence énigmatique des figures qui donnent leur nom à l’œuvre. En effet, c’est un buste de Camille Claudel, répété six fois, que Magrini a réalisé en s’inspirant d’une photographie de la célèbre amante de Rodin, qui tient lieu de chapiteaux pour supporter les arcades. Cette référence nous reporte à un passé encore récent, à ce tournant de siècle où, précisément, la sculpture a changé de vocation, à cette période où elle fut détournée de l’orientation qu’elle connaissait jusque-là pour devenir volume sculptant l’espace. Par ailleurs, ce que cette enceinte protège, un remake du Penseur de Rodin moulé à partir de Magrini lui-même attire doublement l’attention. Cette sculpture semble être le centre de l’installation, à la fois par sa situation dans l’ensemble, par sa facture reproduisant le chef d’œuvre du grand maître et son format plus imposant par rapport aux autres pièces exposées. Centre gardé, centre qui inspire un culte, qui annonce un contact privilégié, qui porte un important message: Ne tuez pas Rodin, le maître du passé. Mais cette sculpture réfère aussi à une question très actuelle, celle du statut de l’artiste aujourd’hui, question que suggère inévitablement la position réflexive de Magrini artiste-modèle dans cette mise en scène.
Que ce soit dans les bas-reliefs ou dans l’installation dominante de l’exposition, Magrini a tenté de rendre actuelles des tranches du passé artistique parce que notre présent en est constitué. Ce retour narcissique sur ce que nous avons été, retour inscrit métaphoriquement dans la figure du Penseur revisité par Magrini marque bien une tendance d’époque. En fait, ce que l’installation indique, c’est que nous nous retrouvons, après une longue excursion, là où l’anthropocentrisme grec nous avait placés, au centre. Toutes nos explorations du passé n’offrent d’intérêt que pour éclairer le présent.
Louise Poissant
1987